o Brigitte Adès - Madame Thatcher, J'aimerai, pour commencer cet entretien, que vous nous rappeliez ce qu'était "l'héritage" travailliste en 1979, lorsque vous êtes arrivée au pouvoir...
• Margaret Thatcher - Lorsque nous sommes arrivés aux affaires, l'économie et la société britanniques se trouvaient complètement minées par les attitudes que les socialistes avaient favorisées depuis la guerre. Les syndicats, en particulier, se comportaient presque comme un « gouvernement alternatif ». Ils s'arrogeaient même le droit d'imposer leur volonté toute-puissante au pays chaque fois que le « vrai » gouvernement ne respectait pas leurs désirs. Au cours de l' « hiver de mécontentement » qui a précédé notre première victoire, le public britannique a montré qu'il n'acceptait pas cette inqualifiable usurpation d'autorité. Et nous avons gagné.
o Pourriez-vous aller un peu plus loin dans la description de cet « héritage socialiste»?
• Volontiers. Nos finances étaient dans le désordre le plus absolu. Un désordre caractérisé, notamment, par des dépenses gouvernementales irresponsables et une politique monétaire laxiste, avec pour résultat une très forte inflation. Nos industries, elles, se trouvaient entravées par des contrôles multi-formes sur les salaires, les prix, les dividendes, les changes, les prêts aux entreprises et les crédits à la consommation. Et comme les impôts étaient trop élevés, les gens avaient progressivement perdu leur appétit de travailler. L'initiative individuelle, le sens de la responsabilité personnelle avaient été anéantis par ce principe nocif selon lequel « tout relève de l'Etat ». Voilà la désastreuse situation qui était alors la nôtre. Nous avions perdu notre confiance en nous-mêmes. Or c'est cette confiance que nous restaurons depuis six années : au-delà de la prospérité du pays, nous avons voulu, aussi, retrouver notre fierté nationale.
o Quelques mots sur le mouvement syndical, si vous le permettez. A votre avis, l'échec de la longue grève des mineurs, l'an dernier, a-t-il mis un point final à la toute-puissance des syndicats en Grande-Bretagne?
• Je veux être très claire sur cette affaire et rappeler de quoi il s'agissait vraiment. Car, contrairement à ce que l'on dit parfois, le problème n'était ni celui des salaires ni des conditions de travail. Le véritable enjeu consistait à décider si l'on devait laisser les mines ouvertes sans se préoccuper des coûts d'extraction et sans prendre en considération la demande réelle en charbon. En un mot, il s'agissait de. décider si l'industrie minière britannique devait continuer à exister indépendamment de la réalité économique du pays !
Comme vous le savez, certains leaders, parmi les mineurs, furent assez honnêtes pour reconnaître que cette grève était utilisée, en réalité, dans le but de changer le paysage politique du pays. Ce n'était donc pas seulement une menace qui pesait sur notre économie mais, également, sur notre démocratie.
Tout au long de cette année de grève des mineurs, le syndicat a refusé de laisser ses membres voter sur ces questions, car il savait fort bien qu'il perdrait la face s'il les laissait s'exprimer librement. Finalement, ce n'est pas le gouvernement qui a gagné contre les mineurs, ce sont les mineurs eux-mêmes qui ont fait prévaloir leur volonté, montrant ainsi qu'ils n'étaient pas prêts à être utilisés comme de simples pions dans une grève politique.
o Certes. Mais, à votre avis, la suprématie syndicale est-elle définitivement brisée ?
• Ma réponse découle de ce que je viens de vous dire: ce qui est certain, c'est que plus jamais, un petit groupe de syndicalistes motivés politiquement ne parviendra à imposer sa loi à l'ensemble d'un secteur industriel contre la volonté des membres du secteur en question. Et cela, pour une raison simple : les adhérents du syndicat ne l'accepteraient plus.
o Vous avez souhaité, madame, entraîner la Grande-Bretagne sur le chemin du libéralisme. Il s'agit là d'une sorte de révolution économique ; mais ne s'agit-il pas aussi d'une révolution culturelle et peut-être même d'une révolution « thatchérienne » ?
• Je vous abandonne la responsabilité de ce qualificatif et me contenterai de décrire brièvement la nouvelle réalité de mon pays. Concrètement, je pense que le peuple britannique commence à percevoir l'économie sous un éclairage tout à fait différent. On constate, chez nous, un nouveau sens du réalisme et une tendance très nette à compter davantage sur soi-même. Les frontières de l'intervention étatique ont été repoussées. L'esprit d'entreprise et l'initiative individuelle sont désormais reconnus comme les clés de la croissance. Preuve en est que 750 000 personnes environ se sont mises à leur compte depuis notre victoire en 1979. De nouvelles entreprises sont créées au rythme de sept cents par semaine. Le nombre des particuliers détenteurs d'actions, en Grande-Bretagne, a pratiquement doublé. Quant au profit, ce n est plus un mot honteux : les chiffres les plus récents dont nous disposons prouvent que les entreprises sont plus rentables qu'elles ne l'ont jamais été depuis vingt ans.
o Qu'en est-il du changement vu du côté des employés ?
• La tendance positive est la même. Dans les onze premiers mois de 1985, la Grande-Bretagne a connu son nombre de grèves - le plus bas depuis un demi-siècle - si l'on prend la même période de référence. De surcroît, qui aurait pensé, en 1979, que le pays serait capable de supporter une grève minière de douze mois ? Et pourtant, nous avons triomphé de toutes ces difficultés. Ce qui nous permet d'escompter que 1986 sera notre sixième année de croissance ininterrompue et la septième année successive marquée par un excédent de la balance des paiements.
o Entrons dans le détail. En réintroduisant certaines entreprises publiques dans le secteur concurrentiel, vous espériez que ces entreprises réaliseraient de plus gros profits. Pouvez-vous, dès à présent, affirmer que cet objectif a été atteint ou demandez¬vous, au contraire, un délai supplémentaire pour être jugée ?
• Il est évident que l'appréciation, pleine et entière, des résultats de la privatisation prendra un certain temps. Cela dit, nombreuses sont les entreprises réintroduites dans le secteur concurrentiel qui montrent déjà des signes de meilleure santé. Par exemple, les profits de Cable and Wireless ont été multipliés par quatre depuis sa privatisation en 1981 ; et cette firme représente désormais une puissance majeure sur la. scène internationale des télécommunications.
o Il n'y a pas que les profits …
• Précisément. Prenez Jaguar, par exemple : cette entreprise a produit un nombre record de voitures l'an passé: 15 % de plus par rapport à 1984, l'année de sa privatisation. Mieux : Jaguar a annoncé la création de 1 100 emplois nouveaux. D'une manière générale, je pense que toutes ces entreprises privatisées réaliseront de bien meilleures performances que si elles étaient restées dans le secteur public. Ne serait-ce que parce qu'elles ont pu ainsi se libérer des contraintes de gestion et des protections diverses qui caractérisent ce secteur public.
o Tout à fait d'accord avec vous. Mais vous avez privatisé des entreprises qui, sans être réellement florissantes, étalent néanmoins en bonne santé. Cela a conduit tout naturellement vos adversaires à dire que le secteur public, depuis 1979, devenait une espèce de « salle d'accueil pour canards boiteux ». Que répondez-vous à ces critiques?
• Je réponds que ces attaques ne sont pas justifiées. En effet, il est naturel de commencer par privatiser des entreprises qui marchent bien. Mais nous avons également fait des progrès dans des secteurs plus touchés. Ainsi, un certain nombre de chantiers navals ont trouvé acquéreurs, malgré les graves difficultés que connaît cette branche, en Grande-Bretagne et ailleurs. N'oubliez pas que notre politique consiste aussi à améliorer les performances des entreprises qui appartiennent au secteur public, que ces affaires soient ou non candidates à une privatisation rapide.
o Au nom de la logique du profit, les entreprises dénationalisées risquent de se débarrasser de certaines obligations qui sont, pourtant, dans l'Intérêt du public. Quelles précautions prenez-vous pour pallier ce type d’inconvénients ?
• Laissez-moi vous dire, tout d'abord, que les entreprises que nous avons privatisées jusqu'à présent se trouvent, d'une manière ou d'une autre, dans un environnement concurrentiel. Par conséquent, c'est cette concurrence qui est encore le meilleur moyen d'encourager l'efficacité et de fournir un service correct aux clients. Mais même lorsque la concurrence est impraticable ou fort limitée, les raisons de privatiser n'en existent pas moins. Et, dans de telles hypothèses - British Telecom et British Gas - nous faisons en sorte que le public reste protégé par une réglementation stricte et, en particulier, qu'il ne puisse pas être soumis à des tarifs excessifs. Si vous prenez British Telecom, vous constaterez que ses tarifs moyens doivent baisser, en termes réels, chaque année. La compagnie a l'obligation de continuer à assurer un certain nombre de services fondamentaux qui ne sont pas nécessairement rentables, comme l'installation de cabines téléphoniques dans les zones rurales.
o Que rétorquez-vous à ceux qui disent que vous avez sous-estimé la valeur réelle de certaines entreprises dénationalisées (Amersham en 1982, Jaguar plus récemment), et que vous ayez « bradé » la richesse de la nation ?
• Il est facile de dire, après coup, qu'on aurait dû obtenir de meilleurs prix pour les entreprises dénationalisées. En fait, nous avons toujours sollicité les experts les plus compétents et recueilli les avis les plus autorisés. J'ajoute que si nous avions essayé d'obtenir des prix plus élevés, les investisseurs n'auraient peut-être pas été tentés d'acquérir les actions qui leur étaient offertes. Or il est essentiel, pour assurer le succès de notre programme de privatisation, que nous continuions de bénéficier de la confiance de ces investisseurs, qu’il s'agisse d'investisseurs institutionnels ou de particuliers.
Si les actions de firmes comme Amersham ou Jaguar ont vu leur prix grimper, c'est en grande partie grâce aux performances que leur privatisation a rendu possibles. Les profits d'Amersham ont été multipliés par quatre depuis la privatisation ; quant à ceux de Jaguar, ils ont augmenté de 54 % de mars à septembre 1.985 par rapport à la même période de l'année précédente.
o Comment avez-vous réussi à empêcher que des sociétés étrangères ne prennent le contrôle des entreprises britanniques dénationalisées ?
• La technique que nous avons développée est celle de la « Special Share » (Action Spéciale). Il s'agit d une action (share) que le gouvernement conserve, après privatisation, dans celles des entreprises où des intérêts nationaux essentiels sont en jeu et doivent, par conséquent, être protégés. En tant que détenteur de cette « Action Spéciale », le gouvernement dispose de certains droits, inscrits dans les statuts de la société, et tout particulièrement du droit de s'opposer à des prises de contrôle non désirées.
o On salt que les travaillistes ont inclus la re-nationalisation des entreprises privatisées dans leur programme. Etant donné la dispersion actuelle du capital de ces sociétés, est-ce qu'une re-nationalisation vous semblerait imaginable ?
• Quand le moment sera venu, le peuple britannique jugera le programme du parti travailliste - y compris ce qui concerne d'éventuelles re-nationalisations. Ce sera dès lors au parti travailliste d'expliquer comment il s'y prendrait.
o L'un des objectifs essentiels qui sous-tendait votre programme de privatisation était de favoriser l'investissement Individuel. Or, dans la plupart des pays européens, cette noble ambition est rarement atteinte puisque le marché financier y est surtout concentré entre les mains des Investisseurs institutionnels. Avez-vous néanmoins réussi à créer, dans votre pays, une « armée de capitalistes » ?
• Je pense que nous avons pris un bon départ. Pendant des années, le nombre des particuliers détenteurs d'actions, au Royaume-Uni, n'avait cessé de décliner. Quand nous sommes arrivés au pouvoir, il était tombé à un million et demi environ : nous avons presque doublé ce chiffre.
o Voulez-vous nous rappeler comment vous avez procédé ?
• D'une part, nous avons donné aux gens de nouvelles opportunités d'investissement
grâce à notre programme de privatisation et, d'autre part, nous avons créé un réel climat de confiance sans lequel l'investissement - comme vous le savez - reste un vain mot. Mais nous avons également encouragé les employés à acheter des actions de leurs entreprises, et l'effet a été spectaculaire : plus d'un million d'employés ont pu, ainsi, acheter des actions. Ce qui fut excellent à la fois comme stimulant personnel et comme moyen d'améliorer les relations sociales dans les entreprises.
o On vous a parfois accusée de ne pas jouer pleinement le jeu du libéralisme. Quand votre gouvernement est intervenu pour empêcher la "Rio Tinto Zinc Company" d'acquérir 49 % des actions d'Enterprise Oil…
• Cette critique est injuste. Concernant Enterprise Oil, nous avions dit très clairement, dans le document de description de l'opération de privatisation, que nous nous réservions le droit de ne pas accepter certaines propositions d'achat d'actions. C'était, à mon avis, une précaution sensée. En effet, il n'avait jamais été dans notre intention de laisser Enterprise Oil passer sous le contrôle d'une autre firme juste après sa privatisation. Nous pensions qu’EO devait d'abord s'affirmer en tant que société indépendante. Et si cela amène les gens à dire de notre politique de privatisation qu'elle est « pragmatique » plutôt que « libérale ». J’accepte ce qualificatif sans déplaisir !
o Vos adversaire affirment que, depuis que vous gouvernez le pays, le fossé entre les riches et les pauvres s'est élargI. Et Ils rappellent que le nombre des chômeurs atteint 14 % de Ia population active. Que comptez-vous faire, Madame, pour améliorer la situation ?
• Nous allons continuer de motiver ceux qui, dans notre société, sont les créateurs de richesses, car c'est l'ensemble du pays qui profitera des fruits de leur succès. C'est la raison pour laquelle l'une des premières mesures que nous avons prises, en arrivant au pouvoir, fut de ramener le taux maximal de l'impôt sur le revenu de 83 à 60 % ; et c'est pour le même motif que nous avons aboli la surtaxe sur les revenus provenant des investissements.
Il est totalement faux d'affirmer qu'il n'y a que les riches qui ont prospéré sous ce gouvernement. Depuis 1979, le niveau de vie d'un chef de famille dont le revenu se situait à la moitié seulement de la moyenne nationale s'est accru de 12 %, en termes réels.
o Que dire du chômage?
• Je suis, comme vous le supposez, extrêmement préoccupée par le niveau élevé du chômage. Mais ni les remèdes ni les causes de ce chômage ne sauraient se trouver entre les mains du gouvernement. Des entreprises fortes, vigoureuses et « agressives » : voilà ce qu'il faut pour créer des emplois et abaisser le chômage. Notre gouvernement a fait énormément pour bâtir le cadre le plus propice à la prospérité des affaires. Cette politique a déjà produit des résultats positifs en matière d'emploi. Mais comme il y a de plus en plus de gens qui arrivent sur le marché du travail, il nous reste encore beaucoup à faire pour réduire le chômage.
o Il faut, c'est vrai, du temps pour modifier les comportements et pour convaincre ...
Cela dit, en 1979, vous vous étiez engagée à mettre un terme à « quarante ans de déclin ». Avez-vous le sentiment d'avoir, d'ores et déjà, enrayé ce déclin?
• Je crois que les chiffres parlent d’eux-mêmes. Pendant les années 70, le Royaume-Uni se trouvait constamment, pour ce qui concerne la croissance, en queue des États membres du Marché commun. Or, en 1983, notre croissance économique était devenue plus rapide que celle de tous les autres Etats de la Communauté. Malgré la grève des mineurs, nous avons réussi, en 1984, à nous aligner sur le taux de croissance moyen de cette Communauté européenne. Mieux encore : je pense que, quand les chiffres définitifs pour 1985 seront connus, nous nous retrouverons - toujours pour ce qui est de la croissance - dans le peloton de tête des membres de la Communauté.
J'ajoute enfin, que ces performances n'ont pas été atteintes au prix d'une inflation plus élevée.
o Une dernière question, madame Thatcher, pour boucler la boucle. Peut-on, selon vous, établir un parallèle entre la situation économique de la France après cinq ans de socialisme et la situation économique de la Grande-Bretagne lorsque vous êtes devenue premier ministre en 1979 ?
• Non. Car en Grande-Bretagne, le gouvernement travailliste auquel nous avons succédé avait poursuivi avec obstination une politique fiscale et monétaire laxiste jusqu'au jour de sa défaite, aux élections générales de 1979. En France, en revanche, votre gouvernement avait commencé par suivre une ligne économique comparable à celle qu'avaient adoptée, chez nous, les travaillistes - ce qui avait d'ailleurs provoqué une détérioration de votre balance des paiements et accéléré votre inflation. Mais, le gouvernement français, depuis quelques années a changé de voie et adopté une politique fiscale et monétaire plus ferme, ce qui différencie les deux situations. Une Politique qui a permis de réduire l'inflation et qui ouvre de meilleures perspectives à la croissance.
o A la lumière de votre propre expérience, quel conseil, Madame Thatcher, donneriez-vous à l'équipe qui prendra en main les destinées de la France après élections, en mars prochain ?
• Je pense que la prochaine équipe devrait s'assigner, comme priorité économique, de persévérer dans une politique fiscale et monétaire ferme. Elle devrait également chercher à éliminer les rigidités qui pèsent sur l'économie.
Personnellement, j'espère que le prochain gouvernement français acceptera d'observer les bénéfices que l'économie britannique a retirés de la libéralisation en matière financière, de l'abolition du contrôle des changes et de la privatisation. Et j'espère, enfin, que ce gouvernement se dira que la voie que nous avons suivie, en Grande-Bretagne, peut être bonne, aussi, pour la France.
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